Lorsque l’Union soviétique a disparu, la “fin de l’Histoire” devint une thèse à la mode, qui permit de broder avec optimisme sur les bienfaits de la mondialisation. Trente ans plus tard, il nous faut constater que l’histoire a continué de suivre son chemin. Comme toujours, l’Histoire résulte des relations entre les empires et les nations – des dialogues et des conflits qui se nouent et se dénouent au fil des alliances, des épreuves de force et des guerres.
On s’étonne, on s’effraie ou bien on se réjouit d’évènements réputés inouïs alors que des décisions qui paraissent soudaines s’inscrivent dans la continuité d’une histoire millénaire ou pluri-centenaire. En Chine comme en Russie, le communisme n’a pas été une finalité mais le moyen de réaffirmer, par la contrainte, une volonté de puissance impériale. Depuis trente ans comme depuis toujours, la Chine, comme la Russie, n’ont cessé d’agir selon leur propre ambition historique. Ne pas comprendre cette inscription des Etats dans le temps long, avant tout jugement sur leurs références doctrinales et leurs modes d’action, c’est se condamner à subir les événements.
Il est bien sûr possible de refuser tout regard sur le passé, en invoquant l’absolue nouveauté du monde moderne. Tout ce qui est important, voire décisif, semble fonctionner dans l’instant, en vue d’une utilité manifeste et d’un rendement immédiat : ce n’est plus la mémoire historique – religieuse, politique – et la mémoire humaine des techniques qui décident de nos choix mais les ordinateurs qui gèrent des flux incessants de données, de véhicules, de marchandises et, bien sûr, d’argent. A quoi bon penser selon le temps long, puisque les pulsations du monde se comptent en secondes ou en nanosecondes ? “Mobilité” est devenu un mot d’ordre contre lequel il paraît ridicule de s’insurger.
Voici vingt ans, l’impératif de rotation des capitaux, des produits ou des équipes managériales a même gagné nos institutions politiques, par le biais de la réduction à cinq ans du mandat présidentiel. Pourtant, au rebours de ce “bougisme”, l’Union européenne a voulu s’ériger en “marché unique” régi par des normes fixes, comme si les mouvements de l’histoire pouvaient se couler dans la machinerie complexe des traités et des règlements.
C’est ainsi que la France s’est retrouvée et se trouve encore dans une situation délicate. Etat-membre de l’Union européenne, elle a subi comme ses partenaires les grandes crises du continent – la dislocation de l’Union soviétique, l’éclatement de la Yougoslavie – sans parvenir à faire prévaloir pour l’ensemble du continent européen, les solutions qui lui inspiraient sa très longue histoire nationale. Face à l’Allemagne, elle s’est résignée à une posture défensive concrétisée par le traité de Maastricht, elle a suivi le mouvement dirigé par les Etats-Unis au Moyen-Orient et elle s’est désintéressée de la Russie alors en proie à une gestion chaotique. Assumée par des présidents de droite ou de gauche, la présidence quinquennale a favorisé des politiques à court terme en matière de relations internationales, le chef de l’Etat se consacrant aux affaires bruxelloises et à la politique intérieure. Ces tendances ont été aggravées par la confusion entre la fonction présidentielle et le rôle dévolu au Premier ministre alors que la Constitution de 1958 avait opéré une très nette distinction entre le président de la République – en charge de l’essentiel et assuré d’une durée spécifique dans l’exercice de ses fonctions – et le Premier ministre occupé à déterminer et à conduire la politique de la Nation pour la durée d’une législature.
Cette réduction du champ de la vision politique est inquiétante dans la mesure où, à l’encontre des prophéties à la mode voici trente ans, la mondialisation des techniques et la globalisation financière n’ont pas empêché les grandes puissances nationales ou impériales de jouer leur jeu sur la planète. La Chine place ses pions comme un joueur de go, selon une stratégie qui est à l’échelle du siècle. La Russie intervient à nouveau hors de ses frontières, selon ses ambitions nationales. Les Etats-Unis demeurent présents sur tous les théâtres selon leur conception traditionnelle du commerce et de la guerre. Partout l’histoire est en mouvement, par la volonté d’Etats qui inscrivent leurs actions dans les grandes espaces et dans le temps alors que la France, tenue par une Union européenne frappée d’inertie, ne sait pas comment jouer son rôle spécifique dans le concert des nations.
Pourtant, il est urgent de ne plus attendre. La France a de nombreux atouts. Son existence millénaire lui donne une intelligence exceptionnelle des relations internationales et le fait qu’elle soit une grande nation sans volonté de puissance impériale devrait lui permettre de jouer un rôle décisif dans l’équilibre et la composition des Etats en vue des actions communes imposées par les impératifs sociaux et écologiques.
Une ambition nationale articulée aux enjeux mondiaux peut réunir les Français si nous parvenons à retrouver, par nos institutions politiques et administratives, le sens de la temporalité politique. Il suffit de reprendre les mots inscrits dans notre Constitution et de leur redonner sens. Il faut le temps de l’arbitrage, qui est celui de l’écoute et de la réflexion. Il faut le temps de la conduite au jour le jour de la politique nationale qui devrait être précédé, comme naguère, de la formulation des projets qui suppose la délibération des citoyens et le moment des choix démocratiques. Il faut la continuité de l’administration et des services publics pour que les citoyens soient assurés de vivre en sécurité selon une organisation générale qui vise leur bien-être.
La confusion des temps provoque la confusion des domaines et le mélange des fonctions. C’est ainsi que l’on perd toute possibilité d’influer sur le cours de l’Histoire. Il nous faut retrouver le temps du Politique, qui ne garantit pas le succès mais qui ouvre sur l’avenir.
Jean, Comte de Paris